• Lettre de Gargantua à Pantagruel

    Treschier fils,

    Entre les dons, graces, & prerogatives, desquelles le souverain plasmateur Dieu tout puissant a endouayré & aorné l'humaine nature à son commencement, celle me semble singuliere et excellente, par laquelle elle peult en estat mortel acquerir une espece d'immortalité, & en decours de vie transitoire perpetuer son nom & sa semence.

    Ce que est faict par lignée yssue de nous en mariage legitime. Dont nous est aulcunement instauré ce qui nous a esté tollu par le peché de nos premiers parens, esquels fut dit, que par ce qu'ils n'avoient esté obediens au commandement de dieu le createur, qu'ils mourroient: & par mort seroit reduict à neant ceste tant magnificque plasmature, en laquelle avoit esté l'homme crée.

    Mais par ce moyen de propagation seminale demeure es enfans ce que estoit de perdu es parens, & es nepveux ce que deperissoit es enfans, & ainsi successivement, iusques à l'heure du iugement final, quant Iesuchrist aura rendu à Dieu son pere son royaulme pacificque hors tout dangier & contamination de peché: car alors cesseront toutes generations & corruptions, & seront les elemens hors de leurs transmutations continues, veu que la paix desirée sera consommée & que toutes choses seront reduictes à leur fin & periode.

    Doncques non sans iuste & equitable cause ie rends graces à Dieu mon conservateur, de ce qu'il m'a donné povoir veoir mon antiquité chanue refleurir en ta ieunesse: car quand par le plaisir de celluy qui tout regist & modere, mon ame laissera ceste habitation humaine, Ie ne me reputeray point totalement mourir: mais plus tost transmigrer d'ung lieu en aulre, attendu que en toy & par toy ie demeure en mon ymage visible en ce monde, vivant, voyant, & conversant entre gens de honneur & mes amys, comme ie souloys, laquelle mienne conversation a esté, moyennant l'ayde & grace divine, non sans peché, ie le confesse: car nous pechons tous, & continuellement requerons à Dieu qu'il efface nos pechez, mais sans reprouche.

    Parquoy ainsi comme en toy demeure l'ymage de mon corps, si pareillement ne reluysoient les meurs de l'ame, l'on ne te iugeroit pas estre garde et thresor de l'immortalité de nostre nom, et le plaisir que prendroys ce voyant, seroit petit: consyderant, que la moindre partie de moy, qui est le corps, demeureroit: et que la meilleure, qui est l'ame: & par laquelle demeure nostre nom en benediction entre les hommes, seroit degenerante & abastardie.

    Ce que ie ne dys pas par defiance que ie aye de ta vertu, laquelle m'a esté ià par icy devant esprouvée, Mais pour plus fort t'encourager à proffiter de bien en mieulx. Laquelle entreprinse parfaire & consommer, il te peult assez souvenir, comment ie n'ay riens espargné: mais ainsi t'y ay ie secouru, comme si ie n'eusse aultre thresor en ce monde que de te veoir une foys en ma vie absolu & parfaict tant en vertuz, honnesteté, et preudhommie, comme en tout sçavoir liberal & honneste, et tel te laisser apres ma mort comme ung mirouer representant la personne de moy ton pere, & sinon tant excellent & tel de faict, comme ie te souhaite, certes bien tel en desir.

    Mais encores que mon feu pere de bonne memoire Grandgousier eust adonné tout son estude, à ce que ie proffitasse en toute perfection & sçavoir politicque, & que mon labeur & estude correspondit tresbien, voire encores oultrepassast son desir, toutesfois comme tu peulx bien entendre, le temps n'estoit tant ydoine ny commode es lettres, comme il est de present, et n'avoys pas copie de tels precepteurs comme tu as eu.

    Le temps estoit encores tenebreux & sentent l'infelicité & calamité des Goths, qui avoient mis à destruction toute bonne literature. Mais par la bonté divine, la lumiere & dignité a esté de mon aage rendue es lettres, & y voy tel amendement, que de present à difficulté seroys ie receu en la premiere classe des petitz grimaulx moy qui en mon aage virile estoys non à tord reputé le plus sçavant dudict siecle, ce que ie ne dys pas par iactance vaine, encores que bien ie puisse & louablement faire en t'escrivant, comme tu as l'autoricté de Marc Tulle en son livre de vieillesse, et la sentence de Plutarche au livre intitulé, comment on se peult louer sans envie: mais pour te donner affection de plus hault tendre.

    [Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées. Grecque, sans laquelle c'est honte qu'une personne se die sçavant. Hebraicque, Caldeicque, Latine. Les impressions tant elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon aage par inspiration divine, comme à contrefil l'artillerie par suggestion diabolicque.

    Tout le monde est plain de gens sçavans, de precepteurs tresdoctes, de librairies tresamples, qu'il m'est advis que ny au temps de Platon, ny de Ciceron, ny de Papinian, n'y avoit point telle commodité d'estude qu'il y a maintenant. Et ne se fauldra plus dorenavant trouver en place ny en compaignie qui ne sera bien expoly en l'officine de Minerve.

    Ie voy les brigans, les bourreaux, les avanturiers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps. Il n'est pas les femmes et les filles qui ne ayent aspiré à ceste louange & à ceste manne celeste de bonne doctrine. Tant y a qu'en l'aage ou ie suis iay esté contraint d'apprendre les lettres Grecques, lesquelles ie n'avoys pas contemné comme Caton, mais ie n'avoys eu le loysir de comprendre en mon ieune aage. Et voulentiers me delecte à lire les moraulx de Plutarche, les beaulx dialogues de Platon, les monumens de Pausanias, et antiquitez de Atheneus, attendant l'heure qu'il plaira à dieu mon createur me appeler et commander yssir de ceste terre.

    Parquoy mon fils ie te admoneste que employe ta ieunesse à bien proffiter en estude. Tu es à Paris, tu as ton precepteur Epistemon, dont l'ung par vives & vocales instructions, l'aultre par louables exemples te peult endoctriner. Ientends & veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premierement la Grecque comme le veult Quintilian. Secondement la latine. Et puis l'Hebraicque pour les sainctes lettres, & la Chaldeicque & Arabicque pareillement: & que tu formes ton stille, quant à la Grecque, à l'imitation de Platon, quant à la Latine, à Ciceron. Qu'il n'y ait histoire que tu ne tiengne en memoire presente, à quoy te aydera la Cosmographie de ceulx qui en ont escript.

    Les ars liberaulx, Geometrie, Arismetique, & Musicque, Ie t'en donnay quelque goñt quand tu estoys encores petit en l'aage de cinq à six ans: poursuys le reste, & de Astronomie saches en tous les canons, laisse moy l'Astrologie divinatrice, et art de Lucius comme abuz et vanitez. Du droit Civil ie veulx que tu saches par cueur les beaulx textes, et me les confere avecques la philosophie.

    Et quant à la congnoissance des faitz de nature, Ie veulx que tu t'y adonne curieusement, qu'il n'y ait mer, ryviere, ny fontaine, dont tu ne congnoisse les poissons, tous les oyseaulx de l'air, tous les arbres arbustes & fructices des forestz, toutes les herbes de la terre, tous les metaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout orient & midy, riens ne te soit incongneu. Puis songneusement revisite les livres des medecins, Grecs, Arabes, & Latins, sans contemner les Thalmudistes & Cabalistes, & par frequentes anatomyes acquiers toy parfaicte congnoissance de l'aultre monde, qui est l'homme.

    Et par quelques heures du iour comme à visiter les sainctes letttres. Premierement en Grec le nouveau testament et Epistres des apostres, & puis en Hebrieu le vieulx testament. Somme que ie voye ung abysme de science: car doresnavant que tu deviens homme & te fais grand, il te fauldra issir de ceste tranquillité & repos d'estude: & apprendre la chevalerie & les armes, pour defendre ma maison, & nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assaulx des malfaisans. Et veulx que de brief tu essayes combien tu as proffité, ce que tu en pourras mieulx faire, que tenant conclusion en tout sçavoir publicquement envers tous & contre tous: hantant les gens lettrez, qui sont tant à Paris comme ailleurs.

    Mais par ce que selon le sage Salomon, Sapience n'entre point en ame malivole, & science sans conscience n'est que ruyne de l'ame. Il te convient servir, aymer, & craindre dieu & en luy mettre toutes tes pensées, & tout ton espoir: et par foy formée de charité estre à luy adioinct, en sorte que iamais n'en soys desemparé par peché, ayes suspectz les abuz du monde & ne metz point ton cueur à vanité: car ceste vie est transitoire: mais la parolle de Dieu demeure eternelle.

    Soys serviable à tous tes prochains, & les ayme comme toymesmes. Revere tes precepteurs, fuys les compaignies des gens esquels tu ne veulx point ressembler. Et les graces que Dieu te a données, icelles ne reçoiptz point en vain. Et quand tu congnoitras que auras tout le sçavoir de par delà acquis, retourne t'en vers moy, affin que ie te donne ma benediction devant que mourir. Mon fils la paix & grace de nostre seigneur soit avecques toy. Amen.

    De Utopie ce dix septiesme iour du moys de Mars,

    ton pere GARGANTUA.]

    Lettre de Gargantua à Pantagruel [extrait] 


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